Merci Monsieur D'Ormesson.
Article paru dans Le Figaro du 13 juillet 1998
Triomphe de la fête
Pour un succès, c'est un succès : personne n'a plus pensé à rien. Le monde est malheureux, mais il a tout oublié. Les dernières défenses ont cédé devant les tirs au but. Les chagrins, les révoltes, les indignations, les amours ont pris la forme d'un ballon rond. Mlle Lewinsky peut bien risquer de faire tomber le président des Etats-Unis, tout le monde s'en fiche : elle ne pèse pas lourd en face de Thuram qui n'en croit pas ses yeux quand il voit son ballon entrer dans les buts adverses ou de Ronaldo, roi de la fête. Le sort du Nigeria, de Tapie, du yen, de l'opposition, n'intéressent plus que quelques maniaques. Les plus riches en viendraient à se moquer de l'ISF et les plus pauvres du RMI. Il n'y a plus de partis politiques. Il n'y a plus de classes sociales : la France, pour la première fois, a gagné la Coupe du monde.
Ça va mieux. M. Jospin le proclame, et il a raison : c'est sous son gouvernement que le pays s'est hissé à de pareille hauteur. En vérité, M. Jospin a de la chance. Son influence sur le Mondial est à peu près aussi nulle que sur la reprise économique : comme la chute du Mur de Berlin, comme la révolution sexuelle, ce sont de ces choses qui se passent en dehors des gouvernements, qu'ils soient de droite ou de gauche, mais que les gouvernements récupèrent, qu'ils soient de droite ou de gauche. La cote de M. Chirac et de M. Jospin s'est mise à grimper en flèche : le Mondial, personne n'en doute, y est pour quelque chose. Des coups de pied dans un ballon profitent bizarrement à la cohabitation.
On aurait tort de se moquer ou de lever les yeux au ciel : le football est désormais plus important que la politique. Il est devenu un élément constitutif et le seul peut-être d'un pacte social en charpie. Il fait mieux qu'une guerre et il tue moins de monde. Il ressuscite le patriotisme, il incarne l'intégration, il chasse la morosité qu'intellectuels et bureaucrates ont été incapables de combattre, il rend au peuple désabusé par les politiciens l'enthousiasme et l'espérance. Il a fallu le Mondial pour retrouver l'atmosphère de la Libération.
La télévision crée l'événement
Pour différents qu'ils soient, l'un dans la tristesse, l'autre dans la joie, le phénomène du Mondial est du même ordre que le culte rendu à la mémoire de Diana. Dans un cas comme dans l'autre, les médias se sont emparé d'un événement qui aurait pu passer quasi inaperçu pour l'élever tout à coup à la hauteur d'un mythe. Sans télévision, la mort de la princesse Diana relève d'une mention dans l'almanach de Gotha et le football est un jeu qui consiste à envoyer un ballon entre deux poteaux sans le toucher de la main. Avec la télévision, lady Di devient une légende à la façon d'Antigone ou d'Iseult et la Coupe du monde se transforme en saint Graal.
A la fin d'un siècle ravagé par deux guerres, marqué successivement par le communisme et le national-socialisme, dominé dans sa première moitié par la physique théorique et dans la seconde par la biologie, une explosion de foi irrationnelle a secoué la planète : autour de la mort d'une princesse, autour d'un jeu de ballon. Pain bénit pour les sociologues et pour les mythologues.
Le plus remarquable est évidemment l'entraînement irrésistible de toutes les classes de la population et de tous les secteurs de l'activité. Avec le soutien des médias et il est difficile de savoir s'ils ont créé le mouvement ou s'il l'ont suivi, la politique, la vie quotidienne, les loisirs, l'économie et l'Eglise elle-même ont marché du même pas. La publicité s'en est donné à coeur joie «Vivez football, vibrez football, buvez Coca-Cola!» ou pour une marque de matelas : «Plus que deux nuits avant le grand jour !» et le clergé a prié pour le succès des équipes nationales. Des joueurs se sont plaints d'un public engoncé et trop tiède. Qu'importe ! Un peuple entier a dansé, dans son coeur et dans sa tête, autour du ballon rond.
Le président de la République a révélé que son rêve était d'être gardien de but et le premier ministre a situé son rôle au confluent du poste d'entraîneur de l'équipe nationale et de joueur vedette. Aimé Jacquet, qui avait été attaqué par une partie de la presse sportive, et notamment par L'Equipe, a pris une revanche bien méritée : il a été hissé sur le pavois des héros nationaux. Il y avait Jeanne d'Arc, il y avait les soldats de l'An II, il y avait Clemenceau. Toujours plus haut, voici Jacquet. Jacquet président ! Et Zidane premier ministre !
De 68 à 98
Si le parallèle s'impose entre le Mondial et la mort de lady Di, il y a aussi un anniversaire auquel il est impossible d'échapper : exactement trente ans après le printemps 68, voilà l'été 98. On voit bien ce qu'il y a de commun : l'espérance d'autre chose, d'un autre monde, d'une autre vie, le besoin de s'éclater et de sortir de soi. On voit surtout les différences : le drapeau rouge rangé, le drapeau noir oublié, c'est le retour en fanfare du drapeau tricolore. Mai 68, en gros, était plutôt contre ; juillet 98 est franchement pour. C'est une adhésion après une rupture. Quelle aubaine pour les pouvoirs, toutes tendances confondues, y compris l'opposition ! C'est à qui, dans les hautes sphères, arborera le maillot bleu, c'est à qui en rajoutera dans l'enthousiasme et la passion. On a échappé d'un poil à un président et à un premier ministre qui se seraient teints le visage aux couleurs bleu, blanc, rouge.
On nous a assez répété, hip, hip, hip, que c'était la première fois, hourra ! que la France était en finale. La première fois aussi que la finale s'est jouée entre le pays hôte et le champion du monde. Ce n'est pas une raison pour croire que la folie du foot s'est limitée à la France. Comme la révolution de 68, la Coupe du monde 98 est internationale. En Angleterre, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Italie, en tout cas jusqu'à la défaite, au Brésil, évidemment, qui a connu un second carnaval, le délire populaire était au moins égal à celui des Français. Un Pakistanais s'est pendu parce que l'Argentine avait été battue. Le Mondial est un symbole, un produit, un ressort de la mondialisation.
L'intéressant, et voilà encore une leçon pour les politiques, c'est que la mondialisation du phénomène fait excellent ménage avec le chauvinisme. Nous avons déjà vu, dans notre époque stupéfiante, les Chinois proclamer que le communisme constitue un cadre idéal pour l'économie de marché. Le football, qui ne veut pas être en reste, et qui n'en est pas à un miracle près, fait accéder le nationalisme au stade de l'international. Supporters, hooligans, tapez-vous donc dessus ! Mais fanatiques de tous les pays, unissez-vous ! Héritier d'Aristote, de Hegel, de Nietzsche et de Marx, dernier avatar de la philosophie, le football fait la synthèse du nationalisme intégral et de la mondialisation.
La leçon du Mondial comme la mort de lady Di, c'est que n'importe quoi peut devenir historique. N'importe quoi ? C'est vite dit : la mayonnaise médias-événement-explosion ne prend pas à chaque coup. Mieux vaut s'exprimer autrement : il est devenu impossible de savoir d'avance ce qui va embraser la planète. Le monde n'est pas seulement d'une complexité inédite : il est aussi devenu rigoureusement imprévisible. On a le sentiment, inquiétant et grisant, que l'Histoire, désormais, s'écrit en marge de l'Histoire et qu'elle se fait toute seule, à l'écart des pouvoirs. Plus importantes que le Mondial, la chute du Mur de Berlin et l'implosion du communisme avaient déjà donné l'impression d'une sorte de marche biologique et souterraine d'une Histoire qui échappait à toute prévision et à toute analyse rationnelle. La Coupe du monde de football confirme, dans l'accessoire et dans l'anecdotique, dans le triomphe de la fête et du jeu, ce sentiment de prolifération marginale et irrésistible.
Y a-t-il une vie après le foot?
Un événement comme le Mondial n'est pas perdu pour tout le monde. La planète entière s'est montée le bourrichon et on n'ose pas penser aux sommes d'argent formidables qui auront été prises dans le tourbillon. Les places pour la finale d'hier se vendaient au noir jusqu'à 30 000 francs. Du jour au lendemain, des trafiquants clandestins se sont réveillés millionnaires. Comme les chanteurs, les actrices, les top-modèles, les joueurs de tennis ou de golf, ces héros du monde moderne que sont les vedettes du ballon rond représentent des fortunes. Mais, à la différence des magnats des affaires, de la finance ou de l'industrie, des fortunes acclamées par les masses populaires. Demain, les lampions éteints, elle repartiront vers les clubs qu'elles font vivre et qui les font vivre. Aussi loin que possible des exigences du fisc et des inquisitions.
La dernière question qui se pose après la finale de la Coupe du monde est évidemment celle-ci : y a-t-il une vie après le foot ? Comment redescendre dans la grisaille quotidienne après cette griserie de bonheur expressément destinée à la faire oublier ? Bien sûr il y aura le Tour de France. On pourrait imaginer tout un enchaînement de fêtes, musique et sport mêlés, qui entretiendrait avec l'aide de la télévision la flamme de l'enthousiasme salvateur et destructeur de mémoire : une sorte de civilisation du jeu et des paradis artificiels chargés de détourner et de canaliser les passions. Mais quoi de plus difficile pour l'exception festive que de se changer en règle ? D'autant plus que la télévision porte en elle les germes de sa propre négation : aussi capable de plonger dans l'oubli que de projeter en pleine lumière, la télévision est une machine à saturer et à banaliser. Elle ne peut pas indéfiniment faire tourner les têtes avec le même manège.
On demandait à Woody Allen : «Croyez-vous à une vie après la mort?» Il répondait : «Parce qu'il y en a une avant?» La prodigieuse aventure du Mondial aura presque tout détruit sur son passage : la vie publique et privée, tout un pan du commerce, la lecture et les livres, et même, en partie au moins, les trois ténors du Champ-de-Mars. La vie s'est comme figée. On a mis les problèmes de côté. Fascinés par le ballon rond qui était l'image même de la planète, nous avons tout arrêté y compris de penser. Il faudra bien se souvenir qu'il y avait une vie avant le foot et revenir à la réalité. Quelle réalité ? Qu'est-ce que la réalité ? Réponse : la réalité est ce qui se passe derrière un ballon que vingt-deux paires de jambes se disputent avec talent devant deux milliards de spectateurs.
Il y a un secret qui plane au-dessus du spectacle irrésistible que nous a offert le Mondial. Et ce secret, c'est qu'il y a quelque chose qui se cache, volontairement ou involontairement, derrière ce spectacle. Qu'est-ce qui se cache ? Notre avenir. Le ballon rond le camoufle, et s'efforce, en magicien, en enchanteur, de le faire disparaître. Mais il n'y réussit pas tout à fait et l'avenir reparaît entre corners et penalties, entre cartons rouges et tirs au but. Et peut-être, un jour, les flonflons de la fête se perdant dans le passé, faudra-t-il en reparler ?
Par Jean d'Ormesson